Le Monde : Handicap au travail : « J’ai préféré ne rien cacher, je ne voulais pas mentir sur l’origine de mes absences »

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Dans son magasin Grand Optical de Saint-Etienne, Stéphanie Muguet, 45 ans, conseille sa clientèle avec entrain. Personne ne soupçonnerait le synovialosarcome qui lui a coûté un muscle fessier en 2014, ni les récidives aux poumons limitant sa capacité respiratoire. Mais elle n’en a jamais fait mystère. « Après réflexion, j’ai préféré ne rien cacher dès le début. J’occupais un poste de directrice et je ne voulais pas mentir sur l’origine de mes absences. »

Son choix s’inscrit dans la mouvance des coming out de grands patrons, comme tout récemment celui d’Arthur Sadoun, dirigeant de Publicis, communiquant sur son cancer de la gorge. Dans la foulée, au dernier sommet de Davos, la fondation du groupe a annoncé le lancement de la plate-forme Working With Cancer, invitant toutes les entreprises à rejoindre le mouvement afin de permettre aux collaborateurs concernés de ne pas craindre de stagner ou de perdre leur emploi.

Pour Stéphanie, la transparence a payé : « Ma direction m’a bien accompagnée. Comme je ne pouvais plus assumer pleinement le management, j’ai basculé sur un poste de simple opticienne, mais je ne le vis pas comme une rétrogradation. C’est moins stressant, j’ai bénéficié d’un fauteuil adapté ainsi que d’un espace de repos et je fais bien mon travail. J’ai même le temps de m’investir comme bénévole à la Ligue contre le cancer. »

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La réalité n’est pas toujours aussi enthousiasmante et rassurante sur le plan professionnel. Leila Abes (l’identité a été changée), 47 ans, s’est ainsi vue licenciée pour inaptitude alors qu’elle souffrait de grave dépression, à la suite d’un cancer du sein. « J’étais aide-soignante dans un grand groupe de soins picard au début de ma maladie, et mon employeur informé m’a bien soutenue. C’est en rejoignant un groupe concurrent que les choses se sont gâtées. Je n’ai pas évoqué mon cancer à l’embauche, on m’a postée en unité de soins palliatifs, très anxiogène, et j’ai développé une dépression. »

« Ce qui ne se voit pas n’existe pas ! »

Leila Abes a fini par tout dévoiler à sa cadre qui en a informé le directeur. Celui-ci l’a bien écoutée… mais n’avait rien à lui proposer et l’a poussée vers la sortie. « L’entreprise était pourtant assez grande pour offrir des alternatives », assure-t-elle. L’aide-soignante a préféré se réorienter et, après avoir suivi le programme d’accompagnement « Boostons les talents » de l’APF France handicap, elle a effectué une formation pour se lancer dans le conseil en insertion professionnelle.

Même issue pour Mathilde Bijok, ingénieure de 38 ans, après quatorze ans de carrière dans une PME industrielle lilloise. « J’ai intégré la structure trois ans après l’annonce de ma sclérose en plaques. J’avais alors 23 ans, et je n’étais pas prête à parler de ma maladie. » La jeune femme a alors compensé discrètement ses symptômes (troubles de la vue, douleur, fatigue…) en prenant sur elle, ou en déléguant certaines tâches, et a mis de proches collègues dans la confidence. Mais la dernière poussée l’a contrainte à demander un temps partiel thérapeutique et une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH).

« C’est peut-être arrivé un peu tard, reconnaît-elle. J’avais tenté de sensibiliser ma direction sur le handicap invisible, mais, à l’époque, on m’a dit que ce n’était pas un sujet, que personne n’était concerné dans l’entreprise. Ce qui ne se voit pas n’existe pas ! » Pas de quoi l’inciter à se confier. « Une fois confronté à la situation, mon employeur n’a pas su adapter mon poste et la charge de travail, par méconnaissance de ma maladie, il m’a reproché un manque de réactivité. Cela nous a conduits à opter pour une rupture conventionnelle », se souvient-elle. Mathilde en a profité pour se réorienter et devenir praticienne en bilan de compétences, coach professionnelle, notamment pour les salariés en situation de handicap, et patiente experte de la Ligue française contre la sclérose en plaques.

« Selon une enquête de l’Agefiph de 2021, seulement 7 % des salariés et 9 % des employeurs interrogés savent que 80 % des handicaps sont invisibles. Comment espérer un bon accompagnement avec un degré de sensibilisation aussi bas ? », regrette Isabelle Barth, professeure des universités en management à l’EM Strasbourg Business School, autrice de Manager la diversité (Dunod, 2018). Ne serait-il pas plus simple d’en parler spontanément puisque l’employeur ne peut pas deviner la situation tout seul ? « L’annonce du handicap se fait souvent trop tard, quand la situation est déjà bloquée, regrette Véronique Bustreel, directrice de l’innovation, de l’évaluation et de la stratégie à l’Agefiph. L’image de soi est alors dégradée, comme celle perçue par les collègues qui ne connaissent pas la cause réelle des difficultés. »

« Un travail personnel doit d’abord être fait pour accepter son handicap. C’est ce qui permet de se sentir prêt à en parler » – Cécile Cloulas, psychologue

Si l’experte conseille donc de ne pas trop tarder, elle reconnaît que ce n’est pas toujours facile. Au moment de l’embauche, la personne concernée par un handicap peut vouloir, légitimement, ne pas dévoiler sa situation afin de mettre toutes les chances de son côté. Une fois en poste, elle préférera souvent continuer à garder son secret, de peur de perdre son job ou d’être réduite à son seul handicap. « Les personnes concernées sont nombreuses à lutter contre un syndrome de l’imposteur et à “surcompenser” : elles vont travailler week-end et soirées pour cacher leurs difficultés, ou pour prouver leurs talents malgré le problème qu’elles ont dévoilé. Il faudrait simplement pouvoir être soi, sans surperformer ni se limiter par auto-assignation à son handicap, ajoute Isabelle Barth. Mais cela n’est possible que dans un contexte handi-friendly. »

Renaud Maigne, 47 ans, diagnostiqué bipolaire après seize ans d’errance thérapeutique, est passé par des situations contrastées. Licencié d’un poste de consultant lors d’une phase dépressive, il a développé le concept des dîners partagés Eatwith, avant de revendre l’affaire et d’intégrer une entreprise de conseil. « J’étais en train de demander la reconnaissance RQTH et je m’interrogeais sur ma transparence avec ce nouvel employeur. Lors d’une visite médicale, j’ai évoqué le sujet et, au terme de ma période d’essai, j’en ai parlé à la DRH, qui a remonté l’information à la direction et tout s’est très bien passé. Mon poste a été adapté à mes contraintes afin que je puisse travailler de façon épanouie jusqu’au terme de mon CDD. » Aujourd’hui salarié de l’association Bipolarité France, qu’il a fondée, il fédère des patients experts et entend changer le regard sur la maladie, tout en restant prudent. « J’ai pu m’exposer après un long parcours d’acceptation et parce que le contexte m’a semblé bienveillant. Mais je ne conseille pas de le faire systématiquement. »

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En parler… ou pas ? Difficile d’établir une règle immuable. « Un travail personnel doit d’abord être fait pour accepter son handicap. C’est ce qui permet de se sentir prêt à en parler, après un déclic ou avec l’aide d’un psychothérapeute, estime Cécile Cloulas, psychologue et autrice d’Au-delà du corps. Forts de leur handicap (Eyrolles, 2022). Le médecin du travail facilite également le cheminement, et dans la confidentialité, car il est soumis au secret médical. » Le docteur Gérald Demortière, médecin coordinateur de Santé au travail, Fédération Ile-de-France ajoute : « L’objectif est avant tout de maintenir la personne en emploi, en l’aidant à préserver l’invisibilité de son handicap si c’est son choix, et en l’accompagnant vers l’annonce à l’employeur, voire la reconnaissance RQTH, pour déployer les solutions adaptées, comme le financement nécessaire à l’aménagement du poste. Tout le monde y gagne, mais il faut le faire au bon moment. »

Un « référent handicap », un repère positif

Il est bon de tâter le terrain pour avancer en confiance et « le candidat ou l’employé peut repérer des signaux favorables dans l’entreprise », note Alice Belfer, directrice de l’Hôtel Baudelaire Opéra à Paris, qui emploie quatre salariés en situation de handicap sur une équipe de dix personnes. « Je recommande de consulter les sites affichant le niveau d’engagement de nombreux employeurs comme Les entreprises s’engagent ou qui référencent des propositions d’immersion professionnelle, de job dating, etc., telle que la Plate-forme de l’inclusion. »

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La présence d’un référent handicap est aussi un repère positif. « Et même une obligation pour les structures de plus de 250 employés, rappelle Véronique Bustreel, mais de petites entreprises en désignent aussi par intérêt bien compris. » Benjamin Muller assure cette fonction chez Yves Rocher. Il constate : « La grande majorité des handicaps touchant nos salariés sont invisibles et beaucoup le cachent. Pour montrer que la révélation n’est pas un frein, nous menons une politique d’emploi très ouverte. Nous participons, par exemple, au DuoDay, permettant de faire découvrir des métiers à des personnes concernées, en recherche d’emploi ou d’adaptation du parcours professionnel. »

Même combat pour Harold Heranval, référent handicap chez Burger King France, formé pour faire face à la complexité des situations, comme beaucoup de manageurs et responsables RH du groupe : « Nous recrutons d’abord sans CV, par la mise en situation, donc la question de la mention du handicap ne se pose pas à ce stade. Et, en interne, on incite nos collaborateurs à se déclarer pour adapter le poste si nécessaire et en toute discrétion. »

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La démarche est gagnant-gagnant : « La culture inclusive et les aménagements concrets concernant ascenseurs, rampes, outils ergonomiques, logiciels adaptés aux troubles DYS [troubles spécifiques du langage et des apprentissages], profitent à tous les salariés ; et la baisse de l’absentéisme dans les équipes intégrant des collaborateurs en situation de handicap est emblématique », a vérifié Isabelle Barth. « Cela se sait et facilite le recrutement dans les secteurs en tension comme le mien », reconnaît de même Alice Belfer de l’Hôtel Baudelaire Opéra.

La vulnérabilité – assumée et bien accueillie – peut donc être une force et un levier de résilience pour la personne comme pour son entourage. Leila Abes en est maintenant convaincue, au point d’avoir souhaité parler de son cancer et de sa dépression dès le début de sa période d’essai au directeur de l’association d’insertion qui vient de l’embaucher : « Mon histoire l’a touché, ma franchise lui a plu, et c’est un test. S’il me garde en CDI, c’est que nous partageons les mêmes valeurs et je serais heureuse de rester. »

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